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La chasse à la canardière, une époque heureusement révolue… parole d'oiseau


La "Canardière" désigne un lieu propice à la chasse au canard dans les zones humides de certaines régions en France et au Québec. Mais c'est aussi, et surtout, le nom d'une sorte de grand fusil lourd et peu maniable destiné à abattre en un seul tir un grand nombre de gibiers d'eau. Héritière de l'arquebuse, cette arme a été utilisée du XIXe et jusqu'à la moitié du XXe siècle.


Photo D.R.
Photo D.R.

    Ce grand fusil, muni d’un système d’actionnement à piston, tirait des cartouches qui contenaient environ une livre de plomb, souvent fabriquées par l’utilisateur lui-même. Cette large gerbe de grenaille pouvait abattre jusqu'à 50 oiseaux d'un coup pour certaines d'entre elles. Comme l'arme était trop lourde et avait trop de recul pour être épaulée, elle était placée sur une barque à nez pointu et à fond plat, appelée "Pont", "punt" en anglais, ou suivant les régions  "Arlequin", "neÿe-chrétien" signifiant en patois "noie chrétien" à cause des nombreux accidents dus à son instabilité. Une encoche à l’avant permettait de poser le bout du canon de la canardière et un support au milieu de la fixer. Le frêle esquif ne pouvait embarquer qu'un chasseur, en position à plat ventre pour ne pas être repéré du gibier. L'embarcation avançait à l'aide de rames et s'orientait par un gouvernail actionné avec les pieds. À l'approche du gibier, le chasseur utilisait deux "palettes", sortes de petites planches de bois avec une poignée à la place des rames pour faire le moins de bruit possible. Une fois positionné, le chasseur tirait avec une arme légère pour faire lever le gibier enchaînant aussitôt le tir de canardière. Avec la détonation, la barque reculait. Il ne restait alors au chasseur qu'à aller repêcher le gibier.


Bernard Terrand, un San-Rémois passionné d'armes de chasse, retrace l'histoire des canardières dans une plaquette éditée à compte d'auteur "Il était une fois... les canardières afin "de laisser à jamais sur l’onde de l’histoire une signature indélébile de notre riche passé." Un article à ce sujet est paru dans le journal de la Saône-et-Loire le 20 avril 2014. Malheureusement je n'ai pas trouvé trace de cette édition.




La canardière peut mesurer jusqu’à 4,20 m. de longueur et peser de 40 à 80 kg.                                                   Les calibres sont différents : 25 mm. - 32 mm. - 37 mm. - 40 mm. - 50 mm. Photo D.R.
La canardière peut mesurer jusqu’à 4,20 m. de longueur et peser de 40 à 80 kg. Les calibres sont différents : 25 mm. - 32 mm. - 37 mm. - 40 mm. - 50 mm. Photo D.R.

Quand on "canardait" sur la Saône

par Ginette Berthaud


Le 28 novembre 1951, tous les maires de Saône-et-Loire recevaient communication de l’Arrêté préfectoral qui allait sauver la vie de milliers de canards et bouleverser des habitudes vieilles de cent ans pour ces chasseurs "pas tout à fait comme les autres": les chasseurs au gibier d’eau.


Hiver 1938 : Constant Taitot dans son "arlequin". © Photo Famille Taitot                                                                                                         On remarquera la "palette", dans sa main gauche, dont il se sert pour faire avancer l’embarcation.
Hiver 1938 : Constant Taitot dans son "arlequin". © Photo Famille Taitot On remarquera la "palette", dans sa main gauche, dont il se sert pour faire avancer l’embarcation.

Après les préambules d’usage, l’arrêté disait : "Considérant qu’il apparaît opportun pour certains gibiers (gibier d’eau et gibier de montagne) de réglementer, dans un but de sécurité publique, l’emploi des armes et des munitions utilisées pour la chasse, ARRÊTE : Article 1er - Pour la chasse au gibier d’eau, seul est autorisé l’emploi de fusils de chasse d’un calibre inférieur ou égal à 8, non fixé sur affût, et utilisant seulement des cartouches chargées avec des plombs."

Cette décision, qui fait suite à la circulaire de Monsieur le Ministre de l’Agriculture du 9 mai 1951, ne va pas sans provoquer des remous. Un chasseur côte d’orien aura le front de se pourvoir en annulation devant le conseil d’État pour, je cite : " excès de pouvoir d’un arrêté du 11 juillet 1951, par lequel le Préfet de la Côte d’Or avait interdit la chasse au gibier d’eau l’usage de canardières d’un calibre supérieur à 8, fixées sur affût.".

La Haute Assemblée a rejeté la requête du protestataire dans une publication du 28 juillet 1952 qui fera jurisprudence. Dans cette affaire, le premier souci de l’autorité administrative est bien la sécurité publique, mais on veut y voir aussi celui d’assurer la protection du gibier.

Un véritable petit canon


Il faut savoir que l’arme communément utilisée jusqu’alors, la canardière (1), est un véritable petit canon portable. Elle peut occire d’un coup plusieurs dizaines de volatiles sans compter les blessés. Il existe différents calibres de canardières : 37mm, 40mm, 50mm. Elles pèsent jusque’à 50 kg, voire plus, et tirent des cartouches contenant environ une livre de plomb à 80 mètres et au-delà. Longue de plus de trois mètres, canon et crosse, la canardière occupe la majeure partie de l’"arlequin", que tout chasseur au gibier d’eau digne de ce nom fabriquait lui-même, autrefois en bois, puis en tôle.

L’arlequin ou arlequin : "barque très légère ne pouvant guère contenir qu’une personne et destinée à la chasse sur l’eau" (Dictionnaire verduno-chalonnais de François Fertiault), déformation de "neÿe-chrétien" (2), nom donné à la périssoire à la suite de nombreux accidents (même source). Une encoche à l’avant pour poser le bout du canon de la canardière, un support au milieu pour fixer l’engin, des encoches de chaque côté pour loger les gogues (3) qui soutiendront les rames, un gouvernail à l’arrière. Sans oublier deux accessoires essentiels, sortes de palettes, que l’on manœuvrait dans l’eau, de part et d’autre de l’embarcation, le plus silencieusement possible, au moment de chevaler (4) le gibier.


Ce 26 novembre 1951, Constant Taitot ne l’oubliera jamais. L’arrêté du Préfet marque pour lui la fin d’une époque. Bien sûr, il a encore ses fusils, ses carabines, il peut encore chasser le gibier d’eau, mais le cœur n’y est plus. Sa chère canardière (1), celle qu’il a su soustraire à la réquisition allemande pendant la guerre 39/40, sa compagne de tant d’heures d’affût, doit rester au bercail. Il faut dire que Constant Tailtot est un de ces nemrods qui laissent derrière eux un sillage de légende.


Petit agriculteur dans un hameau du Verdunois, il consacre toute la mauvaise saison à son passe-temps favori : la chasse au gibier d’eau. Moyennant un droit de chasse modique,—les chasseurs de canards ne sont pas nombreux—, d’octobre à mars, la Saône lui appartient. De Charnay à Verjux, de Bagni à Palleau (sur les "prés de Dheune" inondés), pas une touffe de joncs, pas un talus, pas un saule, pas un buisson de "vosgiens" (5) qu’il ne connaisse comme sa poche. Les crues, fréquentes à cette saison, lui sont propices. Les prairies riveraines, recouvertes par les eaux, offrent un "terrain" de chasse à la mesure de sa passion. Vanneaux, pluviers, oies sauvages, colverts, souchets, piles, que les migrations ramènent en vagues successives, foulques ou morelles, poules d’eau, sarcelles sédentaires, tout lui est bon.


Seul au monde dans le petit matin


Levé au chant du coq, il part à 5 heures, quel que soit le temps, avec tout son attirail. Son épouse l’aide à transporter le matériel jusque’à l’arlequin. Il y a la canardière, les munitions,— qu’il fabrique lui-même sur la table de la salle à manger—, et les provisions de bouche pour la journée : pâté, saucisson, miche de pain, vin et l’indispensable chopine (6) de geôle (7) dans la poche du gilet.

Il installe la canardière sur son support, l’arrime, range le casse-croûte et prend le temps de camoufler l’arlequin avec des chardons et des épines. L’aventure commence : d’abord s’approcher du lieu de l’affût, debout avec une seule rame sur les hauts-fonds, avec les deux lorsque la profondeur le permet. Lente progression dans les ténèbres, puis dans la lumière glauque du petit matin. Constant est seul au monde, tout les sens en éveil… Un frou-frou d’ailes dans le ciel, des nasillements étouffés, le "triangle" passe, chef de file en tête, en route vers l’escale proche. Constant connaît les habitudes du gibier, il sait que le moment est venu. Il lâche doucement ses rames, s’allonge à plat ventre sur la crosse de sa canardière, les pieds à portée du gouvernail qu’il manœuvre avec précaution, empoigne les deux "palettes" qui lui serviront de nageoires. Et, à petits coups légers, à droite, à gauche, de ses palmes improvisées, sans bruit, le voilà qui "chevale" son gibier, l’œil fixé sur la tache mouvante, indifférent au froid qui mord, à l’humidité qui pénètre, à l’inconfort de la position, sans compter le gel qui parfois augmente les risques encourus.

Il sait d’instinct à quel moment il faudra stopper… et tirer!… Une formidable explosion, l’envol des survivants terrifiés, un concert de cris discordants, les victimes que l’on charge dans l’arlequin,… et de nouveau le silence. Puis le retour "à la nuit", après une journée d’affût à la fois harassante et excitante.



Photo D.R.
Photo D.R.

Constant Taitot n’est pas le seul à pratiquer ce genre de chasse dans le canton. Ils sont quelques uns dans le coin à aimer ces expéditions aquatiques. À la fois copains et rivaux. Quand tout va bien on chevale à tour de rôle après avoir repéré le gibier. D’autres fois, après un casse-croûte un peu trop "arrosé", les esprits s’échauffent. De discussions en souvenirs de chasse plus ou moins glorieux, de fanfaronnades en contestations, le ton monte. On se quitte fâchés… jusqu’à la prochaine expédition.

Constant est tout de même un des meilleurs. Il a deux records à son actif : 80 vanneaux à Allerey un jour de grande crue et, une autre fois, 20 canards d’un seul coup de canardière.

Son gibier, il le vend. On en mange peu à la table familiale. Du foulque, de la poule d’eau, oui, mais le gibier noble, —canards, vanneaux—, c’est le "vivandier" (8) de Beaune qui l’emportera le jeudi en rentrant du marché de Verdun. Source de revenus non négligeable qui ajoute à la griserie de l’exploit et fait oublier les risques encourus.


Objet de musée


26 novembre 1951. Une page d’histoire est tournée. Il ne reste plus que les souvenirs de ces équipées solitaires entre ciel et eau. On ne badinera pas avec les contrevenants ! Les chasseurs se le tiendront pour dit… en apparence. En fait, l’interdiction fut mal respectée, du moins à ses débuts. Lorsque la crue recouvrait des centaines d’hectares de prairies, les gardes ne pouvaient être partout et les braconniers avaient beau jeu. Petit à petit, la loi s’appliquera d’elle même et les canardières deviendront des objets de musées. Pour la sécurité publique, certes, mais aussi pour la survie de l’espèce limicole.


En guise de conclusion, je citerai la propre fille de Constant Taitot : "Qui n’a mangé ni pluvier ni vanneau, ne sait pas ce que le gibier vaut."

Je remercie M. Grenier de la Fédération de Chasse de Saône-et-Loire, et Mme Rageot, fille de MTaitot, qui, par leurs précieux renseignements, m'ont permis de réaliser ce travail. Les documents photographiques ont été aimablement prêtés par la famille de C. Taitot.




  1. Canardière : du substantif "canard". Arme surtout utilisée pour la chasse aux canards. Même famille, canarder : tirer sur quelque’un avec une arme à feu en étant soi-même à l’abri.

  2. neÿe-chrétien : noie-chrétien = périssoire. Du verbe neÿer = noyer

  3. Gogue : plaque de fer attenante au bateau et où se place l’épaillète (rame). Epailler = éloigner une embarcation du bord, démarrer

  4. Chevaler : approcher sans bruit

  5. Vosgien : aulne, verne ou vergne = arbustes poussant au bord de l’eau

  6. Chopine : ancienne mesure de capacité (à Paris, 1/2 pinte, soit 0,466 litre). Populaire : petite bouteille

  7. Geôle : gnome = gnaule = miaule = eau de vie

  8. Vivandier : (Hist.) Personne qui vendait des vivres et des boissons aux soldats (XVIIe-XIXe siècles). Ici, expression textuelle de la fille de M. Taitot = vendeur de gibier.




 
 
 

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